Plénière des scientifiques 27 janvier 2019

Synthèse des échanges.

Le dimanche 27 janvier, dans le cadre de l’Agora pour le climat à Paris, une vingtaine de scientifiques de différentes disciplines, dans les domaines des sciences de la nature et des sciences sociales, se sont réuni·e·s pour discuter autour de quatre sujets liés aux réponses à apporter à la crise climatique et environnementale :

  • Comment informer l’opinion publique : questions de stratégie
  • Opérationnalisation : quelles ressources, quels modèles ?
  • Comment articuler sciences de la nature et sciences sociales sur les questions climatiques et environnementales ?
  • Formulation d’objectifs impersonnels

Le groupe a été divisé en deux tables, et chaque sujet a été discuté pendant une demi-heure. Les paragraphes rédigés rendent compte des discussions qui se sont tenues.. Ils sont classés par sujet, et articulent les idées avancées sur les deux tables.

Sujet A : Comment informer l’opinion publique : question de stratégie

Synopsis d’introduction de la discussion : Le niveau global d’information de l’opinion publique sur les problématiques environnementales, bien qu’en progrès, reste à améliorer. Par ailleurs, dans de nombreux pays, les climatosceptiques disposent d’importants pouvoirs, souvent appuyés par la conviction populaire, cela malgré le consensus scientifique mondial sur le réchauffement climatique. Quelles stratégies peuvent être développées pour améliorer l’information de l’opinion publique sur les sujets climatiques et environnementaux ?

Sur ce sujet, quatre thèmes ont émergé.

  • Comment gérer la relation avec les médias
  • Comment améliorer l’information disponible
  • Comment produire des contenus qui mobilisent l’opinion
  • Comment améliorer les pratiques de la communauté universitaire

Rapport aux médias

            Le grand public n’a pas accès aux publications scientifiques, pour faire connaître largement les travaux, il faut passer par les médias. En termes de constat de crise climatique et environnementale, il y a un vrai consensus, mais les solutions à cette crise sont un lieu de grande conflictualité généralement évité par les médias. Ils appellent donc les scientifiques pour faire état de la crise, mais les appellent peu pour parler des solutions à celle-ci.

            Les journalistes ne savent pas forcément à qui s’adresser, ou comment aborder le problème. Le climat n’est pas seulement une question de climatologues. Il faut donner à voir la complexité du problème en diversifiant les disciplines et les figures médiatisées.

            Pour diversifier les disciplines représentées, il y a un enjeu de fond au niveau de la formation des journalistes, qui ont du mal à voir comment le problème dépasse la climatologie. L’idée d’une plateforme sur internet, sur les réseaux sociaux, qui donnerait à voir le panel de compétences disponibles parmi les chercheur·euse·s français·es a été évoquée. Cette plateforme permettrait d’aiguiller les journalistes qui chercheraient quelqu’un pour situer une actualité dans un cadre plus large.

            Avoir une structure de communication dans l’institut ou au laboratoire est une solution pour diversifier les figures médiatisées. La presse appelle la structure de communication, qui oriente ensuite les journalistes vers la personne la plus adéquate pour répondre à la question posée. Cela a existé au sein du CNRS et c’était une solution qui fonctionnait, qui a malheureusement été dissoute. Il faut être conscient que les médias tendent à solliciter les mêmes personnes car ils savent qu’elle va répondre, qu’elle va s’exprimer selon leurs attentes etc… Il peut être difficile pour un·e universitaire placé·e dans cette situation de refuser de répondre et de renvoyer vers un·e collègue. Cela peut pousser à s’exprimer sur des sujets sur lesquels on n’est pas forcément compétent·e.

Améliorer l’information disponible

            Beaucoup d’idées fausses ou approximatives circulent sur les questions climatiques et environnementales. Comment peut-on améliorer cette situation ?

            La sensibilisation au sujet dès le plus jeune âge a émergé comme un aspect essentiel de cette amélioration. Des actions peuvent être menées dès aujourd’hui au niveau de l’éducation secondaire : la communauté scientifique doit mettre la pression sur le ministère pour qu’il intègre en profondeur les enjeux climat, biodiversité et autres dans les nouveaux programmes. A l’heure actuelle, il n’en est fait que rapidement mention en terminale SVT. Or il faudrait que ce soit intégré au niveau collège, pour que les filières générales, technologiques et professionnelles soient touchées. La communauté scientifique doit exiger du ministère une analyse détaillée du nombre d’heures de cours consacrées à ces enjeux dans les nouveaux programmes. Les Savanturiers, ainsi que l’ « Office for Climate Education » se consacrent à former les enseignants du secondaire sur les questions climatiques. Il peut être intéressant de proposer également cette formation pour les professeur·e·s d’université.

            Au sein de l’enseignement universitaire, les étudiants qui arrivent en L1 sont surtout informés par Youtube sur le sujet. Une pédagogie qui s’oriente du constat aux possibles solutions est efficace pour les motiver à aller plus loin. Plusieurs entrées sont possibles, en les invitant à la réflexion sur les changements individuels, collectifs, et/ou dans leurs projets professionnels et personnels… Il s’agit de les inviter à porter une vision systémique des enjeux, en les poussant à réfléchir sur des sujets qui leur sont proches : par exemple les transports ou l’informatique.

            Plus largement, dans la manière dont la communauté scientifique communique avec le grand public, il peut être nécessaire d’introduire la notion de l’affect. C’est un sujet qui fait débat dans la communauté. Cela dit, communiquer en se limitant aux faits, comme cela a été fait jusque aujourd’hui, n’est pas efficace. Parler de ce que l’on ressent en tant que chercheur·euse confronté·e à ces faits peut être un moyen de sensibiliser plus largement. La communication d’une émotion personnelle permet de dépasser la cadre de l’observation objective mais qui sensibilise peu, sans tomber dans les biais éventuels de la science militante.

            Il est également nécessaire de sortir des lieux habituels pour aller toucher une population plus large. Exemples cités : faire des fêtes de la science dans les centres commerciaux, au plus proche des lieux emblématiques de la société de consommation. Se rendre sur les ronds-points occupés par les gilets jaunes est aussi une idée évoquée. Il faudrait s’organiser pour réaliser ces initiatives en groupe, et se rendre dans les petites villes, les lieux qui ne disposent pas d’un campus universitaire.

            Des outils de communication développés par des acteurs et des structures engagées ont montré leur efficacité. Des youtubeurs ont réalisé plusieurs millions de vues avec des vidéos de sensibilisation, et des associations ont développé des stratégies de communication, qui passent par les médias web, qui se sont révélées efficaces (cf. l’Affaire du Siècle et ses deux millions de signatures). Il peut être intéressant de travailler avec ces structures. Même si beaucoup de chemin reste à faire, on peut constater que la société est plus sensibilisée sur ces sujets qu’il y a quelques années.

Mobiliser

L’opinion publique doit se mobiliser sur les enjeux climatiques et environnementaux. Une des erreurs de longue date du cadrage de la question climatique a été de penser que partager le diagnostic scientifique déboucherait sur l’action. Des travaux ont démontré les limites importantes de cette méthode. Il faut discuter avec l’opinion publique autant qu’on l’informe, et axer l’information sur les manières d’agir, autrement qu’en pensant à fermer son robinet et éteindre la lumière. Un des axes à développer est d’informer sur les choix démocratiques d’action, dont les citoyen·ne·s peuvent se saisir. Les médias, actuellement, passent complètement à côté de ce sujet.

         Le débat peut aussi s’orienter autour de la question « quelle humanité veut-on ? », question posée à l’occasion d’un grand débat ayant eu lieu au Chili dernièrement. L’expérience a permis de parler du futur, de se projeter dans la suite au lieu de se limiter à parler du présent.

         La communauté scientifique peut aussi se constituer en appui aux communautés qui veulent agir. Il y a un vrai besoin d’avoir des informations fiables et des analyses en cycle de vie parmi ces communautés. Cela peut-être des communautés ayant développé des projets autonomes d’aménagement rural ou urbain, cela peut-être des communautés professionnelles. Il faut se rendre disponibles pour celles et ceux qui veulent agir.

         On peut aussi développer la science participative, faire en sorte que les curieux·ses aient un espace d’interaction avec des scientifiques. Quelqu’un a mentionné recevoir toutes les semaines des lettres de retraité·e·s qui développent des théories fumeuses et des calculs fumeux. Il y a un potentiel, des gens qui ont du temps et de l’énergie, mais il manque un réel espace d’échanges.

Pratiques de la communauté universitaire

         « En tant qu’universitaires, nous avons les moyens de nous documenter. Ainsi, on est sans doute la première communauté professionnelle qui doit montrer l’exemple. Or, on est loin d’être exemplaires : nos empreintes carbone sont importantes, notamment à cause des nombreuses réunions internationales auxquelles on participe. Il faut faire avancer notre communauté professionnelle, montrer que l’on prend au sérieux nos propres appels ».

         La recherche doit faire sa transition. Il faut des indicateurs pour mesurer notre empreinte, des objectifs, des stratégies et un suivi. Cette idée va bientôt être présentée au conseil scientifique du CNRS, on doit rendre ça visible et soutenir la démarche. Il faut avoir conscience que les réactions dans les labos sont celles de la société, on rencontre le même type de résistance. « Moi j’ai mon contrat, je fais ce que je veux ». Il y a besoin d’engager une réflexion éthique, organisée, structurée.

         Réaliser cette transition aura notamment deux effets positifs. D’abord, « ça soigne » : remettre les pratiques professionnelles quotidiennes en cohérence avec les conclusions des travaux de recherche libère d’un sentiment de culpabilité latent. Cette libération permet de faire émerger des espaces de discussion et donne du poids dans le dialogue avec les politiques. Elle permet aussi d’améliorer le contact avec la société civile. Cela permet à terme de construire des actions qui ont un impact important tant du point de vue quantitatif que du point de vue de l’intelligence du message véhiculé. Une des questions centrales de la recherche en transition est l’organisation de colloques internationaux. Faut-il continuer à en faire au vu du bilan carbone de ces derniers ? L’AAA, association internationale d’anthropologie, y a renoncé récemment. Mais il néanmoins apparaît important de pouvoir organiser des rencontres physiques pour faire évoluer les travaux.

         Actuellement, les chercheur·euses passent la moitié de leur temps à chercher des financements, ce qui les empêche de travailler. Les recherches produites sont très peu lues et ne sont pas prises en compte dans l’action publique. C’est décourageant et contre-productif. On a besoin d’espaces de contact entre scientifiques et d’autres acteurs. Il faut retourner sur le terrain, parler avec la société. Il y a des résistances internes à cela, car cela prendrait sur un temps d’enseignement et de recherche déjà fortement réduit par les tâches bureaucratiques.

Des actions de communication avec des youtubeurs ont été évoquée, notamment en les faisant venir dans les labos. Mais il y a des écueils dans ces formes de communication, face auxquels il faut rester vigilants. Les algorithmes de sélection créent des biais dans la connaissance. Par ailleurs, il ne faut pas calquer les méthodes de communication des chercheur·euses sur celles des climatosceptiques.

Sujet B : Opérationnalisation : quelles ressources, quels modèles ?

Synopsis d’introduction de la discussion : La science est, par essence, vouée à un degré d’incertitude : les connaissances produites ne sont valables que dans un cadre fortement délimité. Cette exigence se heurte au souhait des décideurs politiques comme de l’opinion d’obtenir, à partir des travaux scientifiques, des solutions opérationnelles que les chercheurs sont souvent réticents à formuler. Comment fournir aux décideurs des informations fiables et opérationnelles, qui ne dérogent toutefois pas à la rigueur scientifique ?

Sur ce sujet, quatre thèmes ont émergé :

  • Quels sujets aborder avec les décideur·euses
  • Comment mettre en forme le discours adressé aux décideur·euses
  • Quelle est la bonne distance à avoir avec le monde politique
  • Quelles initiatives peuvent être prises au sein de la communauté universitaire

Quels axes de discussion avec les décideur·euses ?

            Le politique n’a pas la main directement sur le robinet des émissions de gaz à effet de serre. Il faut se poser la question de quelles sont les actions à leur portée.

            L’idée d’une transition éthique et juste permet de construire un argumentaire efficace. Cela permet d’aborder ensemble adaptation et atténuation, climat et biodiversité, inégalités et actions climat/environnement. Cela permet de penser le développement, entendu comme le bien-être des gens et des écosystèmes.

            Il faut demander de réaliser une comptabilité d’émissions de gaz à effet de serre du même niveau de précision et d’exigence que la comptabilité budgétaire. Cela se fait déjà dans la ville d’Oslo, un budget carbone est voté tous les ans.

            Un des problèmes réside dans le fait que le seul indicateur qui intéresse les politiques est celui de la croissance économique. Or, des indicateurs alternatifs au PIB existent, même s’ils sont parfois difficiles à mettre en place. Il faut les améliorer pour pouvoir les utiliser auprès des politiques.

Dans les indicateurs en usage, on peut promouvoir les emplois créés par la transition. Cela dit, il ne faut pas oublier que les transitions professionnelles ne peuvent se faire sans un travail profond d’adaptation des identités professionnelles. Par exemple, un ouvrier du nucléaire se considère comme un ouvrier de pointe, cela doit être pris en compte dans son nouvel emploi si l’on veut que ces changements soient acceptés.

Comment organiser le contact avec les cadres administratifs et les élu·e·s ?

            Il est difficile de savoir si les politiques « défendent leurs intérêts » ou si ils n’arrivent pas à admettre que des alternatives soient possibles. A ce titre, il faut distinguer les cadres adminsitratifs des élu·e·s.

            Les premiers sont pour la plupart issu·e·s de parcours surselectionnés et souvent enfermé·e·s dans la conviction qu’ils ont raison, peu importe le sujet. Leur formation, à Sciences Po et à l’ENA notamment, pousse à cela. Envisager une alternative revient à admettre que l’on s’est trompé depuis le début, ce qui déclenche d’importants mécanismes de défense qui se traduisent par le déni. Il faut savoir cela quand on leur parle, car cela réduit la possibilité d’un pas de côté de leur part.

            Les seconds ont souvent une culture sur les questions climatiques et environnementales assez faible, qui reflète celle de la population. Ils et elles sont en revanche plus confronté·e·s à des accidents de parcours, que ce soit personnellement ou chez d’autres. Les élu·e·s sont donc plus à l’écoute, pour peu que l’on trouve les moyens de leur expliquer les problèmes.

Il y a des idées répandues chez les politiques, qu’il est nécessaire de déconstruire :

  • « La France est vertueuse, nous en faisons plus que les autres ». L’utilisation du nucléaire décarbonne notre électricité. Mais si l’on prend en compte l’ensemble de notre mode de vie, de nos consommations, de nos importations, nous n’avons rien de vertueux. L’absence d’indicateurs clairs, partagés par tous, que les politiques peuvent comprendre, invisibilise la situation.
  • « L’action climat est un poids, qui va heurter la compétitivité des entreprises ». Il faut réussir à montrer la capacité d’entraînement de la transition écologique. Par exemple, le changement de modèle agricole créera des emplois. Cela ne désavantagera pas la France dans la compétition mondiale, cela peut au contraire faire du pays un modèle d’innovation et donc améliorer sa compétitivité.

Les politiques peuvent contacter les laboratoires s’ils cherchent des informations fiables. Les chercheur·euses peuvent se rendre disponibles pour leur répondre.

Quelle est la bonne distance entre le scientifique et le politique ?

Les politiques agissent dans un cadre contraint, et doivent réaliser des arbitrages. Ce n’est pas le problème de la communauté scientifique. Nous n’avons pas à en tenir compte lorsque nous nous adressons à eux·elles : notre message est plus fort que ces contraintes. Ce cadre peut bouger, la question à se poser est comment y parvenir ?

Il faut envisager un rapport de force. C’est une idée qui peut déclencher des réticences chez les universitaires. Le parcours sans accroc des énarques est partagé par de nombreux universitaire, créant un « esprit premier de la classe » qui peut inhiber le fait d’engager un rapport de force. La communauté universitaire doit s’ouvrir au doute sur le fait que les dirigeants actuels soient dans l’incapacité de gérer correctement la situation.

Il est nécessaire de s’adresser à tous les acteurs ayant un poids politique : mairies, élus locaux, entreprises, assureurs, syndicats, Etat, Europe, institutions internationales… On peut mettre en balance les coûts économiques et politiques des événements extrêmes. Les flux financiers actuels sont régulés de telle sorte qu’ils sont aveugles aux risques de long terme.

Pour faciliter le dialogue avec la société civile et s’allier à elle, il faut développer des argumentaires qui sortent des oppositions idéologiques classiques car elles sont bloquantes. Par exemple l’opposition croissance/décroissance. Il faut poser d’autres questions pour allier les revendications qui apparaissent contradictoires au prisme de ces idéologies.

Toutefois, il est nécessaire de s’exprimer en restant relativement objectif, impartial. En outre, faire de la vulgarisation n’est pas forcément bien vu dans le milieu universitaire, et il peut être difficile de faire de la recherche et de la vulgarisation à la fois. Une des clés pour trouver la bonne distance peut être de s’appuyer sur le fait que bien que chercheur·euses, nous n’en sommes pas moins citoyen·ne·s et pouvons nous exprimer en tant que tel·le·s

Pratiques du monde universitaire

Faut-il créer un lobby ? Plusieurs problèmes : les climato-sceptiques utilisent déjà l’argument que les chercheur·euses sont un lobby pour décrédibiliser la parole scientifique. La démarche s’éloigne par ailleurs des exigences d’objectivité et de rapport aux faits. Enfin nous sommes là pour poser les questions, soulever les problèmes, donner des pistes, apporter une connaissance, pas pour imposer nos solutions. On peut toutefois se former et former les étudiant·e·s à la communication.

Agir en tant que communauté donnera du poids aux discours des chercheur·eurses. L’idée de la création d’un groupe composé de membres tournants et qui prodiguerait des conseils aux politiques a été évoquée. L’académie des sciences existe en théorie pour cela, mais ses blocages institutionnels nuisent à son efficacité. Il est important d’échanger entre nous, entre disciplines, afin d’éviter les dérives. Par ailleurs, le dialogue avec le champ politique doit être concerté et préparé, c’est une logique à laquelle les chercheur·euses ne sont pas habitué·e·s et qui peut être destabilisante. Cette logique est plus facile à appréhender en équipe qu’individuellement. La communauté scientifique est mal formée aux fonctionnements de la politique, au moins autant que l’inverse. Il faut s’y confronter afin de mieux connaître le fonctionnement interne du champ politique pour être plus efficaces.

Sujet C : Comment articuler sciences naturelles et sciences sociales sur les questions climatiques et environnementales ?

Synopsis d’introduction de la discussion : La crise environnementale a des implications sur la modification de l’environnement ainsi que sur le fonctionnement de la société. Les réponses qui y seront apportées doivent donc être pluridisciplinaires et associer les connaissances issues des sciences de la nature et des sciences sociales. Cependant, à ce jour, le dialogue reste insuffisant. Comment améliorer ce dialogue entre spécialistes de ces disciplines, et construire un discours pluridisciplinaire ?

Sur ce sujet, trois thèmes ont émergé :

  • Cloisonnement des disciplines
  • Institutionnalisation de l’interdisciplinarité
  • L’interdisciplinarité en pratique

Cloisonnement dans et entre les sciences de la nature et les sciences sociales

L’articulation de différentes disciplines est difficile à réaliser en actes.

 Au sein des sciences de la nature, un consensus existe globalement, mais il y des perspectives très différentes sur l’information collectée, toutes les disciplines ne traitent pas l’information de la même manière. Il y a un cloisonnement disciplinaire qui inhibe les approches systémiques.

Au sein des sciences sociales, le dialogue interdisciplinaire est souvent difficile. Il y a des perspectives, des façons d’aborder le réel, qui sont diamétralement opposées. Par ailleurs, l’économie orthodoxe, identifiée au cours du dialogue comme une discipline qui nourrit la crise climatique et environnementale, a un poids disproportionné et masque les autres. Cette discipline a fini par sortir de son cadre de science et à influencer les décisions et l’opinion.

La distance entre les objets des sciences de la nature et des sciences sociales implique que la concurrence, sur le plan intellectuel, est moindre entre les deux domaines qu’entre leurs disciplines respectives. Cela peut faciliter la coopération. Par ailleurs, le développement d’une recherche appliquée en sciences sociales, comme il en existe vis-à-vis des sciences de la nature, peut être une piste à poursuivre afin de nourrir diverses formes de coopération.

Il est apparu important de rappeler que le climat n’est pas qu’une question de climatologues. Les scénarios des premiers rapports du GIEC étaient réalisés par des anthropologues. Il y a trois groupes au GIEC, certains avec beaucoup de sociologues, économistes…il est difficile de savoir ce que font ces groupes, c’est plutôt le volet climatologie qui s’exprime. Or une question essentielle est comment on mobilise la société pour répondre aux constats faits par la climatologie ?

Institutionnalisation de l’interdisciplinarité

            Quelques institutions (INRA, IRSTA ou CEMAGREF) travaillent l’interdisciplinarité. Mais il manque un réel institut de la transition, pluri-disciplinaire. Le laboratoire interdisciplinaire des énergies de demain (LIED) est pionnier en France dans ce domaine. Il est cependant confronté à une résistance institutionnelle importante : sur 39 projets ANR déposés l’an dernier, 0 ont été reçus. Il faut faire porter en haut lieu l’importance de l’interdisciplinarité. Aujourd’hui, l’idée la plus répandue est que c’est un mauvais milieu, ni de la très bonne science de la nature, ni de la très bonne science sociale. Dès que les sciences sociales sont impliquées, plus personne ne veut financer. L’institut des systèmes complexes Paris Ile de France a également été mentionné, ainsi que l’institut de la transition à la Sorbonne, mais ces instituts restent modestes.

En dehors de cette idée d’institut, très présente et perçue comme nécessaire durant les débats, l’idée d’un groupe de travail et/ou de réflexion interdisciplinaire plus informel a été évoquée.

            La mise en place de la transdisciplinarité implique un changement dans la manière de concevoir les disciplines. Il y a besoin d’un changement d’état d’esprit. Il existe une demande chez les étudiants d’évoluer dans des cadres pluridisciplinaires. Des initiatives existent, comme au Museum d’Histoire Naturelle, qui a développé un master sur la transition énergétique. On peut introduire dans les enseignements des éléments qui permettent de comprendre en quoi les différentes disciplines peuvent s’articuler dans la résolution d’un problème.

            Il y a un consensus sur la nécessité d’institut pluri-disciplinaire. Mais quelle est la responsabilité des chercheur·euses dans le fait que ça ne se soit pas déjà fait ?

  • Il y a peut-être un besoin de distinguer plus clairement le dialogue interdisciplinaire endogène au milieu universitaire de la communication interdisciplinaire à l’adresse du grand public. Les deux doivent être pensés séparément.
  • L’ampleur du processus est sous-estimée. Se rendre compte que l’on ne donne pas le même sens aux mêmes termes prend déjà un temps important. Il faut commencer par construire et cadrer les questions, peut-être en les axant autour des enjeux climatiques.
  • La création d’un laboratoire pluri-disciplinaire résulte souvent de la volonté individuelle d’un·e décideur·euse. Ainsi, le lieu adéquat pour porter cette demande peut être la conférence des présidents d’université.

Cette collaboration pourrait se construire autour de l’objectif commun de lutter contre l’écologie punitive.

L’interdisciplinarité en pratique

            L’interdisciplinarité apparaît comme indispensable au traitement des questions climatiques et environnementales.

            Des retours d’expériences ont été présentés durant le débat :

  • Pour le LIED, on a pu se rendre compte que l’interdisciplinarité est un problème de commun dénominateur. Plus les sciences sont éloignées, plus les chercheurs ne connaissent pas la pratique de l’autre discipline : la dernière fois qu’un historien a fait de la physique, c’était au lycée, et vice versa. C’est là que la discussion commence. Le défi réside dans la création d’un langage commun, qui permettent à deux collègues de différentes disciplines de se comprendre. Il s’agit de réussir à expliquer ce que l’on est en train de faire de façon simple à l’autre, qui ne pratique pas, qui ne maîtrise pas le jargon. Ca ne vient pas tout seul, c’est quelque chose qui s’apprend.
    Ca implique un effort de chacun·e, d’aller vers l’autre, voire de chercher sa quasi-validation.
  • Si l’on veut réfléchir à comment les enjeux climat peuvent être déclinés dans la société, il faut que des équipes se consacrent aux approches pluridisciplinaires et y soient pleinement dédiés, car cette réflexion ne peut pas se faire en marge d’une autre activité.
  • Le GIEC a fait travailler ensemble des chercheurs en sciences sociales et en sciences de la nature pour le dernier rapport. Il a fallu commencer par faire des glossaires communs. Le procédé a été difficile mais c’est ce qui donne une profondeur sans précédent à l’évaluation.

Bien que la pression institutionnelle à la pratique de l’interdisciplinarité existe, les initiatives en ce sens ne viennent jamais des institutions. Il y a une forme d’hégémonie des sciences de la nature, les praticiens des sciences sociales ont peur d’être « avalées » par cette hégémonie. Pour cela, créer des gros complexes de pluridisciplinarité ont du mal à fonctionner, les petites structures tendent à être plus efficaces. Or, la tendance actuelle est plutôt aux grands regroupements, ce qui bloque les initiatives. Il y a une initiative à Paris 3 qui croise le cinéma et les questions climatiques, ça fonctionne mais ça reste une initiative à petite échelle.

         Le simple fait de se rencontrer régulièrement peut pousser à la pluridisciplinarité. Il y avait autrefois le « pot des caïmans » à l’ENS, qui permet aux collègues d’échanger dans la convivialité. Naturellement, il s’y parlait des travaux des uns et des autres, et des initiatives pouvaient émerger ainsi. Depuis 2007, la recherche doit s’effectuer dans l’université de rattachement. Cela crée un frein aux rencontres interdisciplinaires. Comment se rencontrer si l’on ne travaille pas au même endroit ?

         Une méthode simple qui peut donner des résultats rapidement consiste à travailler en couple : un·e chercheur·euse sciences humaines, un·e chercheur·euse sciences de la nature. Avec cette méthode, on peut aborder simultanément deux aspects d’un problème.

         A quel moment de sa carrière commencer une pratique pluridisciplinaire ? Un jeune post-doctorant regrette de n’entendre parler de cette pratique que comme « quelque chose que tu feras plus tard, un jour ».

Le groupe est partagé sur le sujet des thèses interdisciplinaires : certain·e·s pensent que c’est opportun, d’autres non. Celles-ci, bien que rares, existent. Toutefois, le LIED se l’interdit, au motif que cela compromet la carrière des jeunes docteur·e·s. Pour débloquer cet aspect, il est nécessaire d’avoir une stratégie à moyen-long terme : d’abord pousser des publications de grande qualité, montrer que cela donne des résultats, donner une légitimité. Puis recruter des encadrant·e·s aux interfaces pour accompagner les jeunes qui souhaitent s’y engager.

Plus généralement, un point de tension, non résolu au cours du débat, se situe autour du niveau de spécialisation auquel on peut commencer à faire des travaux transdisciplinaires : faut-il s’y engager une fois que l’on est spécialiste d’une discipline, ou faut-il en faire une discipline à part entière ?

La recherche-action qui consiste à produire des connaissances tout en résolvant un conflit local, a également été mentionnée comme une pratique pouvant être fructueuse. Dans ce cadre, on peut noter que les villes ayant une université sont celles qui sont les plus avancées sur les questions de transition. Ce constat, bien que positif, oblige à se poser la question des pratiques à mener vis-à-vis des espaces qui ne disposent pas d’une université.

Par ailleurs, un dialogue doit s’engager avec les initiatives venant de la société civile. Il faut étudier ces initiatives pour constituer des corpus de littérature qui consigneraient le savoir et l’expérience qu’elles accumulent. Au dela d’en faire des objets d’étude, il a été également envisagé de travailler avec les porteur·euse·s de ces initiatives et d’évoluer avec elles·eux. Des initiatives allant dans ce sens et ayant bien fonctionné ont été évoquées :

  • Dans le cadre de l’Agenda 21, un travail avait été effectué sur les nuisances d’une raffinerie. Les indicateurs avaient été construits avec Total, la mairie, les habitants, et des questions plus larges fournies par l’Agenda 21. Des décisions partagées ont été appliquées, ayant permis que les nuisances de la raffinerie soient moindres.
  • L’aménagement du plateau de Saclay a été pensé avec les universitaires, les acteurs du monde agricole et des élus. Les travaux se sont étalés sur deux jours et ont donné de bons résultats, notamment sur les pratiques d’épandage de pesticides.

Sujet D : Formulation d’objectifs impersonnels

Synopsis d’introduction de la discussion : Si la responsabilité plus importante de certains acteurs sociaux dans la situation actuelle ne peut être niée, désigner des coupables, ou constater un manque de volonté politique, ne pourra aboutir à une pleine prise en charge de la crise climatique et environnementale. Cette résolution ne pourra passer que par la formulation d’objectifs sociaux et environnementaux impersonnels, qui prennent en charge la complexité des situations sans faire porter le poids de la responsabilité sur certains acteurs sociaux. Comment donner à la société de tels points d’horizon ?

Sur ce sujet, deux thèmes ont émergé :

  • Des problèmes immédiats ont été pointés
  • La nécessité de créer un imaginaire de la transition

Perspectives immédiates

            Articuler une vision de long terme avec des perspectives à court terme est une tâche ardue. Le consensus est difficile à obtenir sur une vision de long terme, qui peut en outre porter un certain catastrophisme, ce qui peut bloquer les évolutions. Il apparaît nécessaire de ne pas condamner les actions de court terme au nom d’une vision à long terme, sans toutefois renoncer complètement à cette dernière. Les évolutions peuvent commencer par des actions de petite envergure, une journée sans viande à la cantine par exemple. Chaque personne peut changer ses habitudes à sa manière : moins prendre l’avion, renouveler ses appareils électroniques moins souvent…

            Certains termes largement répandus véhiculent des conceptions problématiques. Le mot « environnement » donne l’impression qu’il y a l’humain au centre et le reste autour, ce qui bloque l’avancée de représentations systémiques. Le mot « ressources », dont l’usage date justement de la révolution industrielle, donne l’impression que la planète est un supermarché où l’être humain vient se servir. Parler de « besoins » plutôt que de « ressources » véhicule un imaginaire et une organisation sociale complètement différents.

            Le mythe du scientifique qui résout les problèmes à l’aide de l’invention technologique est sans doute à déconstruire, en premier lieu par la communauté elle-même. La discussion, sur les deux tables, s’est très vite orientée autour de la recherche d’un nouvel imaginaire, auquel les chercheur·euses peuvent contribuer.

La recherche d’un imaginaire de la transition

            Sur l’une des deux tables, les praticien·nes des sciences de la nature ont suggéré que les sciences sociales pouvaient peut-être porteuses d’un « nouvel imaginaire », un « nouveau narratif ». Les interessé·e·s ont nié cela, affirmant que leurs disciplines étudiaient l’humain tel qu’il était et non pas tel qu’il devrait être. Ils et elles ont suggéré que les sciences de la nature étaient porteuses d’un imaginaire « 10 fois plus débridé », soulevant l’exemple de la geo-ingénierie et de la science-fiction. Ainsi, les uns ont reconnu une part d’inventivité aux autres et vice-versa, renouvelant le constat de la nécessité d’une collaboration interdisciplinaire dans le domaine particulier de la création de narratifs.

            La notion de narratif, également apparue sous le terme « prospective du présent » durant les discussions, se distingue de la notion de scénario. Les narratifs sont des projections de futurs possibles et souhaitables, permettant d’évacuer le côté anxiogène de la transformation. La communauté universitaire peut accompagner un débat public autour des narratifs, et intensifier ses interventions dans ce sens. La collapsologie coloporte un narratif qui est devenu populaire. Toutefois, celui-ci a le défaut d’être porteur de fortes connotations anxiogènes. Il apparait nécessaire d’apprendre à penser le futur comme quelque chose qui sera mieux que le présent, et qui dépasse la perspective d’une gestion de la catastrophe.

            Les imaginaires alternatifs apparaissent comme moins attirants, moins riches que l’imaginaire technophile « mainstream ». Pour renverser la perspective, la sociologie et l’anthropologie peuvent être utiles : ces disciplines fournissent les outils qui permettent d’identifier les imaginaires dominants et leurs mécanismes. Elles peuvent permettre de travailler à un renouvellement des catégories de pensée qui permettront de produire et de valoriser un nouvel imaginaire.

En outre, cet imaginaire est nécessaire pour surmonter les contradictions qui apparaissent au niveau planétaire face à la crise climatique et environnementale. Un exemple cité en ce sens est la consommation de viande. Cette consommation est perçue à juste titre comme problématique en Europe car basée sur un modèle de production énergivore, polluant et excessif. Toutefois, le même raisonnement ne peut s’appliquer à des peuples éleveurs, produisant leur viande de façon non industrielle. Les catégories manquent, qui pourraient aborder les deux situations d’une même pensée.

            Les spécialistes identifiés de la création d’imaginaire sont les artistes, et tou·te·s s’accordent sur la nécessité de faire appel à eux·elles pour construire cet imaginaire, auquel les universitaires peuvent contribuer. Cet imaginaire peut être aussi construit avec diverses composantes de la société civile. Quelques pistes esquissant ce nouvel imaginaire ont été évoquées :

  • L’écologie est vue comme une restriction, quelque chose de punitif. Or, la transition ne se réduit à une restriction des modes de vie que dans le cadre d’un imaginaire consumériste. Certains gestes impliquant une réduction dans la consommation d’énergie sont même difficilement concevables comme des restrictions, par exemple le fait d’améliorer l’isolation de son habitat.
  • Il est nécessaire de dépasser le niveau individuel et de concevoir cet imaginaire à un niveau collectif, social. Comment faire fonctionner l’économie, le système politique d’une société qui lutte contre le changement climatique ?
  • Pour concurrencer l’imaginaire technophile, on peut se baser sur les résultats scientifiques pour montrer le lien entre pollution, destruction environnementale et progrès technologique.
  • Rappeler que la nature détermine, mais que ce n’est pas un déterminisme abolu. Les sociétés font des choix face à ces déterminations, et peuvent s’adapter de façons très différentes aux conditions environnementales dans lesquelles elles évoluent, pour peu qu’elles disposent de l’inventivité nécessaire.
  • On peut donner à voir à quel point les choses ont changé en 50 ans, deux générations, notamment au niveau de la dégradation des régimes alimentaires. Les gens d’aujourd’hui tendent à percevoir la société actuelle comme ayant toujours existé.
  • L’imaginaire doit être ce qui permet de rester heureux. Sa création accompagne la transition : en vivant une vie différente, moins énergivore, les perspectives se transforment et de nouveaux modes de pensée émergent.
  • Il ne s’agit pas de faire un colloque sur l’imaginaire, il y a besoin de trouver des formes innovantes de collaboration qui permettent de faire émerger de nouvelles idées. L’idée a été lancée de faire des ateliers où chacun·e dans le groupe imagine une nouvelle société, pendant quelques semaines. Il·elle met ses idées sur le papier, le faisable, les contradictions, les restrictions nécessaires. Puis une mise en commun serait effectuée afin de construire une projection concertée.